Louis Dumont : Homo aequalis

L’émergence de l’économique – la constitution, comme discipline autonome, d’un domaine séparé de réflexions concernant les phénomènes économiques – dans l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles, est généralement envisagée comme une des principales formes de l’auto-affirmation de l’individu qui caractérise lamodernité. Louis Dumont, dans Homo aequalis (1), y voit la conséquence d’une modification anthropologique : l’individu n’est plus défini par la place et la fonction que lui assigne une société préexistante, il se forme lui-même, comme individu libre, dans sa relation avec la nature, et c’est là qu’il trouve le modèle des rapports sociaux à établir. Louis Dumont peut ainsi opposer les sociétés traditionnelles, hiérarchiques ou holistes (2), où l’individu est toujours inséré dans des relations sociales préexistantes, et les sociétés modernes, égalitaires, où les individus développent librement des relations réciproques et révisables. Cela implique une double autonomie de l’économie vis-à-vis des instances sociales de régulation : autonomie morale (neutralité morale des activités économiques) et autonomie politique (l’espace économique, distinct de l’espace politique, se soustrait à l’emprise gouvernementale). Cette présentation, appuyée sur des études précises d’auteurs (Mandeville, Quesnay, Locke, Smith, Marx), semble d’autant plus devoir faire autorité qu’elle reprend (en la transférant dans un cadre anthropologique) celle que fait Hegel, dans les Principes de la philosophie du droit (1820), de la différence entre antiquité et modernité : l’affirmation de l’individu (ce que Hegel nomme le « droit à la particularité subjective ») y conduit à la séparation, inconnue des Anciens, entre société civile et État. L’opposition, que Dumont place entre les sociétés traditionnelles (dont l’Inde des castes est la référence) et les sociétés modernes, est, chez Hegel, celle de la « moralité substantielle », dont La République de Platon est l’archétype, et celle de la moralité subjective. Dans celle-ci s’affirme à la fois la possibilité de l’autonomie morale et le droit de chacun, sinon d’être méchant, du moins de ne pas être bon, en cherchant la satisfaction de ses besoins individuels : où l’on retrouve l’acceptation des « vices privés », prônée par Mandeville, chez qui Dumont voit un moment décisif de l’émergence de l’économique. (...)

1. Louis DUMONT, Homo aequalis, Paris, Gallimard, 1977.
2. Louis DUMONT, Homo hierarchicus, essai sur le système des castes, Paris, Gallimard, 1967 (dans la réédition pour la collection « Tel » on trouve, en postface, une remarquable définition de la hiérarchie comme relation englobante).

L'ÉTUDE DES SPHÈRES : UNE AUTRE APPROCHE DE L'ÉCONOMIQUE ?
Catherine Larrère
Presses Universitaires de France | « Revue de métaphysique et de morale »
2005/3 n° 47 | pages 319 à 332

Article disponible en ligne à l'adresse : https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2005-3-page-319.htm