Pierre Rosanvallon : Le capitalisme utopique

Il ressort des développements précédents que l’association entre relations de pouvoir et marchandisation débouche sur un amendement souhaitable du modèle des économies de la Grandeur consistant à reconnaître la position très particulière qu’y occupe la justification marchande. On ne peut pas simplement considérer que vendre et acheter le travail est toujours injuste, ce qui tendrait à émettre une restriction ad hoc à la validité des justifications issues de la cité marchande. Mais, c’est une forme très particulière de pouvoir qui est justifiée au sein de la cité marchande, le « pouvoir d’achat », qui ne permet pas d’instituer des relations d’autorité puisqu’elle repose sur le fait qu’un individu persuade un autre, resté maître de sa volonté, pour le faire agir dans le sens souhaité.

La philosophie politique qui fournit le fondement à la justification au sein de la cité marchande, correspond à ce que P. ROSANVALLON a nommé le « capitalisme utopique » [ 1999 ]. Le premier trait marquant de cette philosophie est d’avoir voulu mettre à bas les hiérarchies, et l’autorité qui l’accompagne, en fait d’avoir voulu s’émanciper des jougs de la société traditionnelle. C’est ce qu’explique P. ROSANVALLON lorsqu’il écrit qu’« aux figures formelles et hiérarchiques de l’autorité et du commandement, le marché oppose la possibilité d’un type d’organisation et de prise de décision largement dissocié de toute forme d’autorité » [ ibid, p. IV ]. L’autonomie de l’individu se retrouve encensée, autant sur le plan économique de l’échange marchand que sur le plan politique du gouvernement démocratique. P. ROSANVALLON part de là pour refuser de séparer le libéralisme politique et le libéralisme économique, dont le point commun est de proposer une utopie d’abolition des servitudes, tant économiques que sociales et politiques. Cette utopie a débouché sur des développements spécifiques à la sphère de l’économie avec la naissance d’une science centrée sur les mécanismes du marché comme mise en compatibilité des désirs individuels, sans intervention centralisée, autrement dit, sans autorité.

L’utopie réside dans cette croyance en une harmonie sociale qui est obtenue par la convergence naturelle des volontés individuelles en direction du « bien commun ».

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